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À propos d’un dessin en hommage à James Foley

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La décapitation du journaliste américain James Foley par des membres de l’État Islamique le 19 août dernier a soulevé une vague d’indignation. Parmi les nombreux hommages au reporter-photographe sauvagement assassiné, l’auteur de cartoons Gary Varvel a publié un dessin remarqué sur le site du journal The Indianapolis Star (indystar.com):

James Foley memorial by Gary Varvel - indystar.com - August 21, 2014

Cette image renvoie bien sûr au symbole du fusil crosse en l’air, surmonté d’un casque, fiché dans le sol à l’aide de sa baïonnette, et auprès duquel sont placées des bottes de marche. Habituellement nommé Fallen Soldier Battle Cross ou plus simplement Battle Cross, ce dispositif caractéristique est utilisé très fréquemment aux États-Unis comme hommage aux soldats tués. Sous cette forme précise, avec les bottes de marches, il remonte à la guerre du Vietnam (v. références en fin de billet):

Battlefield Memorial Honoring Dead GIs, Chu Lai, South Vietnam, 18 décembre 1967. (c) Corbis

Reprenant une construction utilisée initialement pour les soldats “tombés au champ d’honneur”, le dessin de Varvel semble avoir été compris parfois comme un rapprochement hasardeux entre les rôles respectifs des journalistes de guerre et des militaires en opération. Lorsque j’ai signalé cette image sur Facebook, le journaliste Marc Mentré a commenté: « Cette image est un contresens absolu ». S’il est vrai que l’auteur de l’hommage est connu pour ses opinions conservatrices qui se reflètent dans la plupart de ses dessins politiques, cette image est-elle réellement une manifestation patriotique aberrante ? À travers cet hommage formellement analogue à un dispositif militaire, le travail de témoignage journalistique est-il peu ou prou assimilé à un acte de guerre ?

Deux arguments montrent en réalité que le choix graphique du dessinateur n’est pas si saugrenu, surtout quand on le replace dans le contexte américain.

Le journaliste de guerre en baroudeur

La proximité des journalistes de guerre et des militaires sur le théâtre d’opération est bien connue. Mais au delà de ces nécessités de terrain, plusieurs témoignages de journalistes de guerre mettent en avant leur fascination pour l’action militaire, voire pour certains leur véritable goût pour la guerre. Publié en 1977, le livre de Michael Herr Dispatches1 mentionne ainsi à plusieurs reprise la beauté des obus, des missiles, des balles traçantes (p. 139 par ex.) et son auteur reconnaît in fine combien il a aimé la guerre (p. 256). Plus près de nous, Michel Puech s’est récemment étonné en 2013 de cette apologie du baroud lors des rencontres du Prix Bayeux-Calvados2, et, juste avant sa mort en Syrie au début de cette même année, le reporter Olivier Voisin écrivait:

« C’est vrai, je suis accro à cette came de merde. Aucune autre drogue ne sera aussi puissante que l’adrénaline qui d’un coup fait jaillir en nous des sensations incroyables, notamment celles de vouloir vivre »3.

Puech remarque aussi que plusieurs journalistes de guerre sont d’anciens militaires. Sans avoir été lui-même soldat, James Foley avait travaillé en Afghanistan durant quelques mois pour le journal Stars and Stripes des forces armées américaines.

L’extension du domaine de la Battle Cross

Dès 1952, dans le film Red Ball Express de Budd Boetticher, le soldat honoré par une Battle Cross n’est pas mort sur le champ de bataille. C’est un chauffeur noir du Red Ball Express dont le camion a sauté sur une mine:

Photogramme du film Red Ball Express, Budd Boetticher, 1952

Jusqu’aux années soixante cependant, l’hommage en question ne concernait que les soldats tués au combat. Le cinéma a donc anticipé la pratique instaurée ensuite puisque désormais, aux États-Unis, le symbole en question n’est plus réservé aux seuls soldats morts en action. L’honneur rendu par la Battle Cross s’étend maintenant à tous les soldats tués, quelle que soit la raison de leur décès.

L’omniprésence du symbole dans les cérémonies, mémoriaux, monuments, au cinéma, dans les productions graphiques diverses et la culture populaire américaine a conduit à la fin des années 1980 à l’apparition de motifs inspirés du dispositif formé par le fusil surmonté d’un casque. Ces motifs nouveaux ne sont plus explicitement militaires mais demeurent néanmoins reliés, d’une manière ou d’une autre, à ce contexte d’origine. Ils permettent d’étendre visuellement l’hommage rendu à des catégories civiles de la population américaine.

Deux exemples:

Nos vies - Affiche de la CNT (Confédération Nationale du Travail - anarcho-syndicaliste), 2010

Visiblement d’origine américaine d’après l’arme et le casque figurés à gauche, les deux dispositifs de cette affiche associent l’ouvrier mort au travail et le soldat « chair à canons » tué sur le champ de bataille. L’image est particulièrement intéressante. Elle démontre en effet que certaines adaptations du symbole de la Battle Cross hors de son contexte originel ne sont pas du tout militariste ou réactionnaire (bien au contraire puisqu’il s’agit d’une affiche d’un mouvement syndical révolutionnaire).

Hommage au dessinateur Milton Caniff, Comics Revue, Vol 1-30, December 1988

Dans ce dessin paru en 1988, deux militaires rendent hommage, à l’aide d’un stylo remplaçant le fusil, au dessinateur Milton Caniff récemment disparu. L’homme qui figure à droite sur l’image est Steve Canyon, l’un des principaux personnages créés par Caniff. Le dessin est de Bill Mauldin, ami de Caniff et auteur du comic strip Willie and Joe.

Ces variations à partir de la Battle Cross élargissent en quelque sorte l’hommage au disparu qui n’est plus nécessairement un soldat. C’est le personnage honoré qui compte et non sa fonction. En ce sens, si le dispositif précis de la Battle Cross demeure réservé aux soldats morts, les dispositifs originaux qui s’en inspirent signifient que l’hommage symbolisé, tout en restant profondément américain, s’étend bien au delà de la sphère militaire.

Si l’on garde à l’esprit la grande popularité de la Battle Cross aux États-Unis, ses dérivations hors du contexte spécifiquement militaire, mais aussi la proximité de terrain et de vie entre les journalistes de guerre et les soldats, le dessin de Varvel en hommage à James Foley apparaît bien comme une déclinaison cohérente d’un symbole culturel proprement américain.

Références

Pour une analyse de l’origine et de l’évolution du symbole de la Battle Cross, lire les articles suivants:

  1. Michael Herr, Putain de mort, trad. fr. par Pierre Alien de Dispatches (1977), nouvelle édition: Albin Michel, 2010.
  2. Michel Puech, Prix Bayeux-Calvados : l’odeur de la poudre ou celle de l’encre ? 11 octobre 2013.
  3. Libération/AFP, Le photographe Olivier Voisin, blessé en Syrie, est mort, 24 février 2013.

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